Je publie ci-dessous un excellent article du quotidien devenu incontournable, le journal Le Monde, incontournable par sa neutralité et par sa prise de recul théorique. Cet article donne la parole à des experts pour mieux comprendre comment l'entreprise d'aujourd'hui n'est plus adaptée et vers quel type de modèle d'entreprise doit-on tendre.Selon eux, les entreprises ont un rôle crucial à jouer dans notre société et pas qu'économiquement. En effet, elles représentent les plus grandes organisations collectives de transformation et de création de valeurs économiques et sociales, influençant la vie de millions d'individus. Aujourd'hui, la régulation de la gouvernance de ces organisations par le seul droit des sociétés, qui ne détermine que les relations et pouvoirs des associés actionnaires, ne reflète plus leur réalité complexe.En lieu et place, des chercheurs en gestion proposent le statut d'"entreprise de progrès collectif". Pour eux, "les crises actuelles de l'entreprise ne doivent pas être imputées au "capitalisme" ou au "libéralisme", mais plutôt à l'absence de modèle de l'entreprise. Les sociétés anonymes sont des inventions de la pratique, légitimes (...) et très efficaces. Mais cela ne permet pas d'avancer qu'elles constituent le seul modèle de l'entreprise. J'en propose un autre, fondé sur de nouvelles pratiques managériales basées sur la reconnaissance non monétaire, faisant du rapport entreprises/salariés un rapport gagnants/gagnants.
Partager autrement le pouvoir dans l'entreprise
LE MONDE ECONOMIE | 14.12.09 | 15h39 • Mis à jour le 14.12.09 | 20h52
En annonçant, le 10 décembre dans une tribune commune parue dans le Wall Street Journal (un symbole !), leur volonté de taxer les bonus bancaires, le président de la République, Nicolas Sarkozy, et le premier ministre britannique, Gordon Brown, ont voulu montrer que les promesses de régulation d'un capitalisme trop financiarisé devaient se traduire dans la réalité... tant l'opinion commence à en douter. Selon un sondage TNS Sofres/Logica/"Lire la politique" (Le Monde du 1er décembre), 74 % des Français ne croient pas que la crise va "changer le comportement des dirigeants économiques et financiers".
Le sommet de Copenhague, comme le 25eanniversaire de l'explosion de l'usine Union Carbide à Bhopal, en Inde (14 000 morts, le 3 décembre 1984), incitent à faire figurer au bilan du capitalisme mondial ses "dommages collatéraux" sur l'environnement et les sociétés. Un sondage de la BBC dans 27 pays, publié le 9 novembre, indique que 23 % des personnes interrogées estiment qu'il faut changer de système, et 51 % que le capitalisme doit être réformé.
Au-delà de mesures aussi ponctuelles que la taxation des bonus en 2010, les pistes ne manquent pas. Elles vont d'une meilleure prise en compte de la "responsabilité sociale" des entreprises au développement de formes alternatives, mutuelles ou coopératives. Mais certains juristes et experts vont plus loin, proposant une réforme radicale de la distribution du pouvoir entre actionnaires, dirigeants et salariés au sein des entreprises.
La société anonyme par actions s'est imposée à la fin du XIXe siècle en Occident comme la forme juridique dominante pour développer les grandes entreprises. A l'époque, cette technique financière permettait de réunir la masse de capitaux nécessaires aux industries en plein essor.
C'était le cas pour le chemin de fer, puis l'automobile, l'électricité, etc., comme l'expliquentArmand Hatchuel et Blanche Segrestin (centre de gestion scientifique, Ecole des mines de Paris). Mais ces entreprises, ancêtres de nos multinationales, sont devenues au fil des décennies les plus grandes organisations collectives de transformation et de création de valeurs économiques et sociales, influençant la vie de millions d'individus.
Aujourd'hui, la régulation de la gouvernance de ces organisations par le seul droit des sociétés, qui ne détermine que les relations et pouvoirs des associés actionnaires, ne reflète plus leur réalité complexe.
C'est pourtant sur ce droit que les économistes, dans les années 1970, ont développé l'idée, qui s'est peu à peu imposée via les pratiques dites "de bonne gouvernance" et les principes comptables de la "valeur de marché", que la vocation d'une entreprise est de créer de la valeur pour ses seuls actionnaires, et que ces derniers doivent, au nom du "risque" qu'ils prennent comme investisseurs, contrôler sa stratégie, nommer et révoquer ses dirigeants considérés comme mandataires. Une revendication justifiée par le fait que seule la valeur de marché (donc de l'action) reflétait, selon la théorie économique alors dominante, la performance réelle de l'entreprise. Cette approche néglige le fait, admis depuis, que les autres parties prenantes de l'entreprise, ses dirigeants, ses salariés, les territoires et les communautés qui les abritent, apportent aussi un investissement à l'entreprise et prennent aussi un risque en fonction de sa performance.
Surtout, l'absence de responsabilité des actionnaires, réunis en société anonyme, leur permet de percevoir les bénéfices de la performance sans risquer les pertes de valeur (environnementale, sociale) que l'activité de l'entreprise engendre, et pour lesquelles celle-ci est seule responsable devant les tribunaux.
Les stock-options et le pouvoir accru des actionnaires ont déséquilibré le cadre des décisions, en alignant les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires, aux dépens des intérêts des salariés et de l'entreprise. Ce déséquilibre est, selon Antoine Réberioux, économiste à l'université Paris-X (Revue française de socioéconomie, RFSE n° 4-2009), la cause essentielle de la financiarisation croissante de l'économie, des scandales des années 2000-2001 (Enron, Worldcom) annonciateurs de la crise de 2008, de la vague de fusions-acquisitions - dont on a pu montrer par ailleurs qu'elles ont détruit plus de valeur qu'elles n'en ont créé -, des licenciements "boursiers" et des délocalisations. En parallèle à l'envolée des rémunérations des dirigeants et actionnaires, ces évolutions ont miné la confiance des salariés face au "court-termisme" des décisions et provoqué une crise de l'engagement au travail.
Un rapport du barreau des avocats américains (American Bar Association) sur la gouvernance des sociétés cotées, paru en août, réfute pourtant l'argument des économistes, en notant que le droit distingue nettement les fonctions d'apport du capital et de contrôle de l'entreprise :"L'analogie entre actionnaires et propriétaires des actifs de l'entreprise est imparfaite, au mieux. Le seul actif que possèdent les actionnaires est l'action, qui représente leur intérêt d'investisseur."De plus, "contrairement à l'analogie souvent employée, les administrateurs (une fois élus par eux) ne sont pas les agents des actionnaires, dans la mesure où (...) (ils) doivent établir leurs décisions en fonction des meilleurs intérêts de l'entreprise et porter l'entière responsabilité de ces décisions".
"L'idée que les actionnaires sont propriétaires de l'entreprise est une énormité juridique", renchérit Jean-Philippe Robé, avocat aux barreaux de Paris et New York au cabinet Gibson, Dunn & Crutcher LLP. "Le gouvernement d'entreprise n'est pas l'exercice d'un simple droit de propriété" (Le Débat, avril-août 2009).
Dans ce contexte, les formes d'entreprises alternatives, dites de l'"économie sociale", se sentent pousser des ailes. Leur extension, grâce au soutien des pouvoirs publics, est présentée comme une façon de faire reculer les comportements irresponsables des entreprises classiques.
Mais, comme l'observe l'avocat d'affaires Daniel Hurstel, auteur de La Nouvelle Economie sociale(éd. Odile Jacob, 216 p., 23 euros), ces statuts juridiques demeurent insuffisants pour affronter la concurrence d'entreprises globalisées. Il prône par conséquent la création de nouveaux statuts d'entreprises sociales, dont il voit les prémices dans des initiatives réglementaires récentes au Royaume-Uni, ou en Belgique, où a été créé le statut de société à finalité sociale.
Ce contexte explique aussi la montée des thèmes de la responsabilité sociale, dont le point d'orgue devrait être l'adoption, en septembre 2010, de la norme mondiale ISO 26 000 sur l'impact environnemental et sociétal des entreprises. Celles-ci tentent de compenser les dommages collatéraux de leurs stratégies par des décisions réparatrices pour l'environnement, le tissu social, les salariés licenciés...
Mais cette démarche "responsable" ne fait que renforcer la contradiction avec le principe de l'irresponsabilité des actionnaires ; le calcul selon lequel la perte de valeur de marché causée par les dommages influera le comportement des actionnaires ne se vérifie guère. Comme le notent les contributeurs de la RFSE, seule l'institutionnalisation, à la tête de l'entreprise, de la fusion entre détenteurs du pouvoir et de la responsabilité aurait un effet.
C'est aussi la voie suggérée par Armand Hatchuel et Blanche Segrestin (Droit et société n° 65, 2007), pour qui il convient de revenir au rôle de chacun dans la création (ou la destruction) de valeurs par l'entreprise pour en déterminer le fonctionnement institutionnel. En lieu et place de la société anonyme, ces chercheurs en gestion proposent le statut d'"entreprise de progrès collectif".
Pour eux, "les crises actuelles de l'entreprise ne doivent pas être imputées au "capitalisme" ou au "libéralisme", mais plutôt à l'absence de modèle de l'entreprise. Les sociétés anonymes sont des inventions de la pratique, légitimes (...) et très efficaces. Mais cela ne permet pas d'avancer qu'elles constituent le seul modèle de l'entreprise."
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